« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément » disait Einstein. Cette phrase est une belle illustration de la difficulté croissante que nous avons, depuis au moins deux siècles, à admettre que notre intuition puisse amener une quelconque valeur face à l’indétrônable puissance de la rigueur et autres « Facts and figures », que les décideurs nous brandissent comme ultimes défenses pour justifier leur incapacité à oser. Non que l’on doive se passer de notre précieuse capacité à raisonner rationnellement, bien au contraire, mais je continue à faire ce constat de la difficulté que les gens ont à assumer l’existence de cette petite voix du cerveau droit qui leur chuchote « moi, je pense que tu devrais QUAND MÊME faire ça ».
En France par exemple, il est reconnu que nous avons une espèce d’adoration sans bornes pour les mathématiques, érigées en Graal de la réussite scolaire, et premières prophètes de la sacro-sainte logique de raisonnement. Pourtant, les mathématiques sont, comme absolument toutes les sciences, un domaine où l’imagination est non seulement utile, mais indispensable pour trouver des solutions et pour innover. La rigueur et le plan d’action n’ont jamais autant amenés de découvertes et d’innovations que l’intuition et l’erreur. La plupart (toutes ?) des grandes avancées scientifiques sont le résultat d’un processus consistant soit à rater une expérience basée sur une théorie a priori juste, soit à réussir une expérience basée sur une idée a priori absurde, soit à tout simplement avoir l’esprit suffisamment ouvert pour trouver une application à un phénomène observé. Sur le sujet, ce ne sont pas les exemples qui manquent :
- Le micro-ondes (Percy Spencer)
- La machine à vapeur (James Watt)
- La pénicilline (Alexander Fleming)
- La (re-)découverte de l’Amérique (Christophe Colomb, mais ça vous le saviez)
- Le Viagra (les cliniciens de Pfizer, qui cherchait un traitement pour l’angine… bien joué les gars)
- Le LSD (Albert Hofmann, qui vécut jusqu’à 102 ans, l’histoire ne disant pas s’il y a un lien avec ses découvertes)
- Et tellement d’autres !!! Allez jeter un coup d’œil ici par exemple si jamais vous n’êtes pas convaincus.
Donc, c’est un fait : votre cerveau droit est utile, et même indispensable. Pour aller plus loin, je pense que Jésus (entre autres prophètes) doit une grande partie de sa notoriété à l’aptitude des gens de l’époque à utiliser leur cerveau droit. A cette époque, nous n’avions pas encore développé cette vénération de la raison. Nous savions raconter des histoires, utiliser des images pour faire passer des idées. La Bible raconte des histoires. Robert McAfee Brown disait « Storytelling is the most powerful way to put ideas into the world today ». C’était le cas il y a deux millénaires, et ça l’est encore (plus ?) aujourd’hui. Nous avons je pense petit à petit perdu de cette capacité à utiliser notre cerveau droit à force de vendre les mérites du gauche, en grande partie sans doute parce que nous comprenons très mal comment fonctionne ce fameux cerveau droit.
L’homme à tendance à se méfier de ce qu’il ne connait pas. Nous croyons aux vertus de la rigueur, la force du raisonnement, nous sommes rassurés quand nous avons un plan d’action avec des délais, une équipe, que tout est rigoureusement organisé. Nous croyons en tout ceci car nous en comprenons l’intérêt et le fonctionnement. Nous sommes du coup éduqués dans nos écoles (élémentaires et grandes), à être organisés, rigoureux, logiques, à construire des plans, des logigrammes, des algorithmes… L’ère industrielle nous a aidé à mesurer les vertus de la logique à travers les machines et les automates, qui ont cette capacité à reproduire de façon rigoureuse des séquences de travail. De la même manière, l’informatique, panthéon de l’algorithmique, a continué à vanter les mérites du cerveau gauche.
Mais en entreprise, on se rend compte que la raison ne suffit pas toujours : les jalons ne sont pas tenus, les projets non terminés, les logigrammes oublient des cas particuliers, le MRP échoue à approvisionner les pièces à temps, les robots se plantent, etc. Plus le cadre est rigide, figé, moins il est capable de faire face à l’inconnu ou à l’aléa. Pour cela, l’homme a cet incroyable avantage sur la machine, le robot et l’ordinateur : il a un cerveau droit.
D’ailleurs, dans les faits, malgré la tyrannie scolaire du cerveau gauche, nous résistons. Nous trouvons des idées géniales dans des situations désespérées (la pression est un bon stimulateur de décisions intuitives…), nous voyons des projets absurdes se révéler être brillants, tout simplement parce que nous ne pouvons faire taire complètement notre cerveau droit, il résiste ! Et il a bien raison. Les plus grandes entreprises d’ailleurs savent investir sur le cerveau droit : 3M, HP, Google par exemple, investissent beaucoup d’argent pour stimuler la créativité, à travers la culture d’entreprise, et plus directement à travers l’environnement de travail et l’organisation du temps de travail. Le point commun entre l’Ipad et la Ford T, c’est surtout l’état d’esprit de leurs initiateurs vis-à-vis de l’innovation :
- Henry FORD : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils attendaient, ils auraient répondu “un cheval plus rapide”, pas une voiture »
- Steve JOBS : « C’est très dur de fabriquer des objets pour une catégorie de gens. La plupart du temps, les gens ne savent pas ce qu’ils veulent avant que vous le leur montriez »
D’ailleurs, on a beau plaider la raison, dans les faits c’est souvent l’intuition qui permet de décider. Combien de clients m’ont demandé des business case ? Quasiment tous. Combien de fois cela a réellement impacté leur décision ? A mon avis, jamais. Au contraire, je me suis retrouvé à défendre des projets présentant un retour sur investissement vraiment phénoménal sans arriver pour autant à les vendre, à cause de considérations liées au pendant du cerveau droit : la peur, c’est-à-dire l’intuition que ça ne va pas marcher. A l’inverse, il m’est aussi arrivé de vendre des actions dont les résultats économiques n’allaient peut-être pas être le résultat le plus important, simplement parce que les gens “y croient”.
Ah la la.
Le cerveau droit est donc bien là, et on ne peut pas le faire taire. Comment fonctionne-t-il ? Quelles sont les mécaniques de l’intuition, du cognitif ? On ne sait pas trop. En fait, c’est depuis quelques temps un sujet qui prend de plus en plus de place, tant mieux. Les réflexions de Christian MOREL dans ses livres sur “Les décisions absurdes” (1 et 2), le livre “L’analogie, coeur de la pensée”, de Douglas HODFSTATER et Emmanuel SANDER, les expériences de Daniel KAHNEMAN sur les Biais cognitifs dans “Système 1, Système 2” sont quelques illustrations des réflexions actuelles sur le sujet, à la fois sur les vertus, mais aussi sur les risques du cerveau droit, sujet sur lequel je consacrerai sans aucun doute un autre article ! Et on passera sur les nombreuses citations, Einstein en tête, qui traitent de l’importance de l’imagination et de l’intuition.
Bref, n’attendons pas de le comprendre pour l’utiliser, assumons notre cerveau droit et servons-nous en au plus vite !